20, avenue de l'Opéra - 75001 PARIS   -   Courriel : contact@pnavocat.com   -   Téléphone : 01.42.60.41.00 
Clef PGP : 1542 0EC8 DAA2 4244 26D4 B7E7 A3BD 6B78 ABEC 4E9A

Article : Neutralité du net : la Cour de justice rend son premier arrêt

Premier Arrêt de la Cour de Justice de l'Union Européenne sur la Neutralité du Net
Par Pablo Nicoli, Avocat au Barreau de Paris.

La neutralité du Net est un principe fondateur d’Internet garantissant que les opérateurs télécoms ne discriminent pas les communications de leurs utilisateurs, se cantonnant ainsi au rôle de simples transmetteurs d’information. Ce principe permet donc à chaque utilisateurs, quelles que soient leurs ressources, d’accéder au même réseau dans son entier. [ 1 ]


Cette neutralité, conceptualisée au début des années 2000, dispose désormais d’un cadre réglementaire solide.


À ce titre, il convient d’évoquer le Règlement « sur l’internet ouvert » qui a connu une première application lors d’un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 15 septembre 2020 : CJUE 15 sept. 2020, Telenor, aff. jtes C-807/18 et C-39/19


La présente neutralité des réseaux impose aux Fournisseurs d’accès à internet (F.A.I.), de garantir un traitement égalitaire dans la gestion du trafic des services d’accès à internet pour tous les contenus, applications ou tout autre service fourni aux utilisateurs finals. [ 2 ]


Le présent concept a été instauré par l’entremise du « Paquet Telecom », puis cristallisé par le Règlement (UE) 2015/2120 du 25 novembre 2015 portant sur « l’internet ouvert », et complété au sein de l’arsenal législatif national par les articles 40 à 47 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique [ 3 ] [ 4 ].


Toutefois, depuis son entrée en vigueur, la Cour de justice de l’Union européenne (C.J.U.E) n’avait jamais eu à appliquer le présent Règlement.


Il a ainsi fallu attendre la décision Telenor du 15 septembre 2020 pour avoir quelques éclaircissements sur les modalités pratiques de sa mise en œuvre.


En substance, la Cour a considéré dans sa décision qu’un fournisseur d’accès ne peut pas privilégier certaines applications ou certains services en leur accordant un accès illimité, quand les services concurrents sont soumis à des mesures de blocage ou de ralentissement. (mettre en gras)


À l’origine de cette décision, deux offres d’un fournisseur d’accès hongrois, Telenor, ayant pour particularité de ne pas décompter le trafic de données lors de l’accès à certains sites ou services, comme Facebook, Facebook Messenger, Instagram, Twitter, Viber ou WhatsApp, ou à des sites de streaming musical, comme Apple Music, Deezer, Spotify et Tidal.


Dès lors, s’est rapidement posée la question de savoir si de telles offres groupées, par lesquelles des mesures de blocage ou de ralentissement du trafic étaient appliquées sauf pour certains services ou applications, respectaient la garantie d’accès à un internet ouvert.


Afin d’étudier cette problématique, la C.J.U.E a procédé a :


- d’une part, une lecture combinée des paragraphes 1 et 2 de l’article 3 du règlement (A.) ;

- d’autre part, à une lecture de son troisième paragraphe (B.).



A. S’agissant de l’article 3 §1 et 2 relatif au droit pour les utilisateurs finals d’accéder à un internet ouvert :



Par cet arrêt, la C.J.U.E dénonce le fait que les services proposés limitent le droit pour les utilisateurs finals d’accéder à un internet ouvert.


En effet, il ressort de l’article 3, paragraphes 1 et 2, du présent Règlement que :


« 1. Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’internet.

Le présent paragraphe s’entend sans préjudice du droit de l’Union ou du droit national qui est conforme au droit de l’Union, en ce qui concerne la légalité des contenus, des applications et des services.

2. Les accords entre les fournisseurs de services d’accès à l’internet et les utilisateurs finals sur les conditions commerciales et techniques et les caractéristiques des services d’accès à l’internet, telles que les prix, les volumes de données ou le débit, et toutes pratiques commerciales mises en œuvre par les fournisseurs de services d’accès à l’internet, ne limitent pas l’exercice par les utilisateurs finals des droits énoncés au paragraphe 1. »


En guise ce clarification des présentes dispositions, la C.J.U.E précise que ledit accord s’entend de la relation contractuelle entre l’utilisateur final et le fournisseur d’accès à internet (F.A.I.) (pts 32-33).


A contrario, « les pratiques commerciales » s’entendent comme le comportement du F.A.I qui ne traduit aucunement une rencontre des volontés (pts 34-35).


D’ailleurs, il est rappelé que la notion d’utilisateur final embrasse tant les professionnels que les consommateurs et tant les personnes morales que les personnes physiques pourvu qu’ils utilisent ou demandent un service de communication électronique accessible au public (pts 37-38).


Dès lors, l’appréciation d’une limitation du droit d’accéder à un internet ouvert doit s’apprécier « en tenant compte de l’incidence des accords ou des pratiques commerciales » d’un F.A.I sur les droits non seulement des professionnels et des consommateurs qui utilisent ou demandent ses services, mais encore des professionnels qui « s’appuient sur de tels services d’accès à internet en vue de fournir ces contenus, ces applications ou ces services » (pt 39).


En d’autres termes, l’appréciation doit également porter sur les concurrents des applications ou services favorisés par le F.A.I.


En l’espèce, la Cour a précisé que les accords et pratiques commerciales méconnaissent en soi les droits des utilisateurs finals puisqu’ils sont « de nature à amplifier l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques » (pts 43-44).


Cependant, il est important de préciser que le 7 ème considérant du Règlement précise que l’appréciation de la limitation du droit d’accéder à un internet ouvert doit se faire in concreto, en fonction de l’effet de la mesure de rupture d’égalité.


Dès lors, s’avèrent en contradiction avec le Règlement les mesures « qui, en raison de leur ampleur, donnent lieu à des situations où le choix des utilisateurs finals est largement réduit dans les faits » (pts 40-42).


En l’espèce, il ressort que la conclusion des accords en cause affecte « une partie significative du marché » puisque « plus le nombre de clients qui concluent des accords par lesquels ils souscrivent à de telles offres groupées est important, plus l’incidence cumulée de ces accords est susceptible, compte tenu de son ampleur, d’engendrer une limitation importante de l’exercice des droits des utilisateurs finals » (pts 45-46).


Il résulte ainsi de l’ensemble de ces éléments que ces offres groupées, octroyant aux utilisateurs le bénéfice d’une application ou d’un service sans mesure de blocage ou de ralentissement une fois épuisé le volume de données souscrit, limitent de manière patente l’exercice des droits des utilisateurs finals.



B. S’agissant de l’obligation pour les F.A.I de traiter l’entièreté du trafic de façon égale (art. 3, § 3)


Selon la C.J.U.E, les services proposés font également fi de l’obligation pour les fournisseurs d’accès à internet de traiter l’entier trafic de manière égale en ce qu’ils sont fondés sur des considérations commerciales.


À ce propos, il résulte de l’article 3, paragraphe 3, du Règlement que :


« 3. Dans le cadre de la fourniture de services d’accès à l’internet, les fournisseurs de services d’accès à l’internet traitent tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés.

Le premier alinéa n’empêche pas les fournisseurs de services d’accès à l’internet de mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic. Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic. Ces mesures ne concernent pas la surveillance du contenu particulier et ne sont pas maintenues plus longtemps que nécessaire.

Les fournisseurs de services d’accès à l’internet n’appliquent pas de mesures de gestion du trafic qui vont au-delà de celles visées au deuxième alinéa et, en particulier, s’abstiennent de bloquer, de ralentir, de modifier, de restreindre, de perturber, de dégrader ou de traiter de manière discriminatoire des contenus, des applications ou des services spécifiques ou des catégories spécifiques de contenus, d’applications ou de services, sauf si nécessaire et seulement le temps nécessaire, pour [trois exceptions listées à l’article]. »


Il en résulte alors que le F.A.I a l’obligation d’assurer des mesures de traitement du trafic sans discrimination, restriction ou interférence (al. 1er, pt 47).


Cependant, il con vient de rappeler que des mesures raisonnables de gestion du trafic peuvent être mises en œuvre ; et ce, sous réserve de respecter certaines conditions, notamment qu’elles soient fondées sur des considérations objectives et non pas sur des considérations commerciales (al. 2).


Précisons ainsi qu’en l’espèce, les mesures en cause doivent être considérées comme des mesures fondées sur des considérations commerciales (pts 48 et 51-52).


Mêmement, il convient de souligner le fait qu’ elles n’entrent pas non plus dans les exceptions visées au troisième alinéa du paragraphe 3 (pts 49 et 53).


Enfin, et contrairement à l’appréciation du respect des droits des utilisateurs finals il est précisé qu’ « aucune évaluation de l’incidence de ces mesures sur l’exercice des droits des utilisateurs finals n’est requise » dans le but d’apprécier le respect de l’obligation de traiter l’entièreté du trafic de façon égale (pt 50).


Ainsi, il suffit qu’elles ne correspondent pas aux exceptions visées aux alinéas 2 et 3 pour entrer en contradiction, en tant que telles, avec le principe prévu au premier alinéa.


D’ailleurs, le présent Arrêt du 15 septembre 2020 rappelle qu’en l’espèce, violent l’article 3 du Règlement des mesures de discrimination, restriction ou interférence fondées sur des considérations commerciales.


Rappelons enfin que cette première interprétation faite par la C.J.U.E n’est que la première pierre posée sur cette délicate problématique. En effet, une autre affaire ne manquera pas de raviver ce débat prochainement, en ce que la Cour a été saisie en 2019 d’une question préjudicielle portant sur le marché de l’itinérance (Vodafone, aff. C-854/19).




[ 1 ] https://www.laquadrature.net/neutralite_du_net/

[ 2 ] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/neutralite-du-net-cour-de-justice-rend-son-premier-arret

[ 3 ] ARCEP, Rapport L’état d’internet en France, juin 2020, p. 58-71

[ 4 ] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000033202746


Nouveau paragraphe

Share by: